La société moderne a favorisé l’émergence de l’individualisme qui, au sens philosophique, est l’affirmation de l’individu comme un principe et comme une valeur. En devenant parents et en endossant la responsabilité de mener notre progéniture à l’âge adulte, nous déployons désormais beaucoup d’énergie pour mettre en place un cadre épanouissant et négocié, où la parole de l’enfant est prise en compte.

Le bien commun n’est plus d’actualité car il ne joue plus un rôle prépondérant pour la survie du groupe. L’adolescence est une période de transition qui se caractérise par la découverte et la construction de soi en relation aux autres. Le jeune se cherche et est en quête de repères. Dans le cadre de sa réflexion sur la famille 3.0, La Fontanelle s’interroge : y a-t-il encore des repères collectifs auxquels se référer et quel sens donner à la vie si la survie du groupe n’est plus d’actualité ? Pour y réfléchir, elle a invité Philippe Stéphan, pédopsychiatre et médecin-chef au SUPEA. Retour sur sa conférence, donnée 17 mai 2018.

 

Le parcours de l’être humain s’inscrit dans une logique biologique. Philippe Stephan a commencé par rappeler que les mammifères, parmi lesquels l’humain, n’abandonnent pas leur petit non pas par empathie, mais en raison de la sécrétion d’ocytocine par la mère peu avant la naissance et durant toute la période d’allaitement. Une fois sevré, le petit humain n’est pas encore capable de subsister seul. Pour permettre sa survie, un lien psycho-affectif se tisse entre l’enfant et la mère, ainsi qu’avec les proches qui en prennent soin. Être profondément social, l’humain entretient constamment une dépendance que Philippe Stephan qualifie de bio-psycho-sociale. À l’adolescence, l’enfant va se détacher de sa mère et de ses proches et entrer en dépendance psycho-affective avec une personne hors de la famille. Cette transition est souvent déstabilisante pour les proches qui peuvent la ressentir comme un rejet.

Pour passer au statut d’adulte, l’enfant traverse un passage nommé adolescence. Cette période, qui dure une dizaine d’années, est marquée par des transformations physiologiques majeures, parmi lesquelles un important remaniement des connexions au niveau du cerveau. Elle n’est pas sans risque et toutes les sociétés humaines connaissent des pertes dans cette étape. Des rituels ont été mis en place pour aider à passer de l’autre côté. Ils sont basés sur quatre piliers : la figuration de la mort, la représentation de la sexualité, la régulation des émotions, et la normalisation des valeurs. En occident, ce dernier pilier se traduit par le respect de la liberté individuelle. L’adolescent doit faire lui-même ses choix. De nombreux parents l’expriment ainsi : « mon ado peut faire ce qu’il veut, pourvu qu’il soit heureux ».

Se déterminer dans une vaste palette de choix exige une grande confiance en soi. Or l’adolescent subit d’énormes transformations physiologiques et fait face à beaucoup de nouveautés, à la fois oppressantes et déstabilisantes. Plutôt que d’opérer des choix, il peut être tentant et plus facile de rester enfant. Il peut aussi être plus simple de placer l’objectif à atteindre à un niveau bas pour éviter d’être mis en échec.

La liberté individuelle a conduit à l’individualisme, favorisant l’apparition de toutes sortes de modèles de vie. L’adolescent va rechercher le modèle qui lui correspond pour se sentir accepté et aspirer à s’intégrer à la collectivité adulte. Avoir plusieurs adultes en référence va l’aider à baliser son champ en friche, à construire des repères, à découvrir ce qui lui convient et à faire des choix.

La liberté individuelle implique des choix propres à chacun, entraînant une multitude de comportements différents. Exiger de ces individualités qu’elles adoptent une conduite cohérente lorsqu’elles sont réunies devient dès lors inapplicable, voire contradictoire avec le respect de ce pilier devenu fondamental pour la société occidentale. Comme alternative, Philippe Stephan propose de travailler sur la cohésion. Pour les parents ou les encadrants, il s’agit d’identifier les enjeux du groupe, d’établir un référentiel pour penser ce qu’il s’y passe et ce que les adolescents leur font vivre, d’exprimer leurs divergences aussi, dans le but d’emmener le groupe vers un objectif commun.

Anne Kleiner