L’apparence est encore fortement soumise au dictat de la publicité, de l’industrie et de l’art. Des représentations hypersexuées et truquées finissent par positionner le corps de la femme comme un objet de désir. Ce phénomène a été singulièrement amplifié par les réseaux sociaux ces vingt dernières années et continue d’exercer une forte pression sur les adolescentes. 

On le sait, l’adolescence est une période de transformation dans laquelle le jeune cherche à se connaître, à se définir physiquement et mentalement. Qui suis-je? Qu’est-ce que j’aime? Qui sont mes amis? En quoi je me distingue de ma famille et en quoi je leur ressemble? Parmi les facteurs de changement, l’image de soi a pris une importance prépondérante chez les jeunes, mais plus particulièrement chez les adolescentes.

L’arrivée du miroir au milieu du 19e, puis celle de la photographie à la fin du même siècle ont contribué à renforcer l’importance de l’apparence de la femme et à lui donner une valeur marchande, dans un contexte de mariages arrangés et d’allocation de dots. Bien que les mœurs aient changé et qu’il ne soit plus admis aujourd’hui de monnayer l’union de deux êtres, un énorme commerce a continué à se développer autour de l’esthétisme féminin. Exhibition du corps de la femme dans la publicité et dans la musique, industrie de la mode et des produits de beauté, chirurgie esthétique ne sont que quelques exemples de ce qui constitue des activités prospères.

Dans le cadre de sa quête de soi et de l’appropriation de son corps en transformation, l’adolescente est particulièrement soumise à cette pression et développe une compétition avec les autres filles. L’apparition des réseaux sociaux a décuplé le phénomène. On s’y met en scène, on applique des filtres qui affinent les traits ou rendent les lèvres plus pulpeuses. Le Snapchat dysmorphia comme on le nomme, participe à la construction d’une image que l’on voudrait parfaite, mais qui ne correspond pas à ce qu’elles sont. La plupart des jeunes font la différence entre ces illusions et la réalité, mais certaines se perdent dans un univers fantasmagorique et n’osent plus se confronter au monde réel.

Pour Claire Balleys, sociologue spécialiste des processus de socialisation de la communication et des médias, l’utilisation des réseaux sociaux est assez ambivalente du point de vue de la socialisation adolescente féminine: « D’un côté, elle peut renforcer la normalisation du corps et des normes de genre, avec des modèles hyper standardisés en termes de féminité. De l’autre, elles permettent des alternatives qui n’existaient pas il y a vingt ans, au temps des médias traditionnels. La télévision et les magazines de l’époque ne proposaient qu’un seul modèle: la jeune femme blanche mince et riche. Aujourd’hui, les médias sociaux sont les vecteurs de modèles beaucoup plus diversifiés. Des femmes se mettent en scène en dehors des normes sociales. La pilosité, le poids, la couleur de peau, l’identité de genre, la sexualité sont représentés de multiples manières. »

L’adolescence s’accompagne aussi de la découverte et de l’expérimentation de la sexualité. À l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la scène des premiers émois amoureux s’est métamorphosée. Le premier baiser a cédé la place aux « prélis », comme l’appellent les jeunes. Dans son documentaire « Préliminaires » consacré au sujet, la réalisatrice française Julie Talon analyse les codes de la sexualité des adolescentes et adolescents des années 2020, à travers les témoignages et interventions de jeunes âgés entre douze à vingt-trois ans. « Le passage à l’acte sexuel, c’est un peu le diplôme de la vie sociale. On vous dit que vous n’irez pas loin professionnellement sans l’obtention du bac. C’est pareil pour la sexualité », affirme un ado de dix-neuf ans. Les jeunes racontent aussi l’injonction à parler de sexualité ouvertement pour ne pas passer pour « le choqué de la bande », les échanges de sextos pour démystifier le sexe, ou encore l’envoi de photos de soi nu·e pour « avoir confiance en soi, se faire du bien ». En apparence, la parole autour du sexe semble très libérée. Si le consentement est dans les esprits, on peine encore à l’affirmer et à le faire entendre. « Dire non c’est une chose, mais comment dire non est une autre chose, beaucoup plus complexe que juste trois lettres », résume une adolescente. On apprend que certaines filles récoltent le titre de « coincée » par opposition à celui très convoité de « bonne » ou de « baisable. » « C’est comme si tu étais notée tout le temps, par tout le monde », déplore une jeune femme de vingt ans. Le numérique fait entièrement partie de la culture juvénile. Selon Claire Balleys, il s’agit d’intégrer ces pratiques à la réflexion éducative et essayer de dépasser une vision réductrice de ce qu’elles représentent d’un point de vue social et identitaire.

Quelle est l’approche de La Fontanelle?
La Fontanelle accueille des adolescentes qui ont été durement impactées par des événements difficiles et ont parfois subi de graves traumatismes. « Leurs difficultés, leur découragement, voire leur désespoir ont une telle intensité qu’elles ont besoin de trouver un moyen pour s’anesthésier et les réseaux sociaux sont d’excellentes échappatoires » relève le directeur, André Burgdorfer. Après diverses tentatives de réglementation pour gérer leur utilisation, le choix a été fait de leur demander de renoncer complètement au smartphone. « Cela permet d’attirer leur attention sur leur être intérieur, leur ressenti, et de mieux travailler sur leurs souffrances. » Les jeunes témoignent souvent: « quand j’apprends la nouvelle qu’il n’y aura pas de natel au foyer, je me dis c’est quoi cet enfer, mais finalement, au bout de quelques jours, on s’habitue et on découvre le plaisir d’être en lien autrement, on s’implique plus dans les relations au sein du foyer ». Globalement, le foyer est proposé comme un espace sécurisé par rapport aux jeux relationnels et aux pressions sociétales, notamment celles qui placent l’apparence comme une priorité. « Nous cherchons à encourager le travail en profondeur sur les émotions, sur la façon avec laquelle on voit le monde et sur la manière de façonner nos pensées, qui constituent finalement le préalable à nos interactions. » Pour réaliser ce travail en profondeur, il est nécessaire de sortir des sentiers battus, s’arrêter, observer, comprendre, se repositionner et agir. L’adolescence est par définition la période où l’identité est questionnée et redéfinie. « Nous souhaitons proposer un espace protégé où les questions intimes qui sont posées trouvent de vraies réponses, plutôt que celles – plus superficielles – de réseaux sociaux orchestrés par des algorithmes. »

Propos recueillis par Samantha Medley et Anne Kleiner